Intervention de Mgr Joseph M. Sensi, chef de délégation, durant le débat de politique générale

« Quel paradigme pour le progrès ? » : Mgr Joseph M. Sensi à la 17e session de la Conférence Générale de l’UNESCO

Maison de l’UNESCO, 28 octobre 1972

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Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les délégués, nous tenons dès l’abord à souligner combien nous apprécions l’effort de l’UNESCO dans son programme pour faire face aux mutations de la société et aux crises qu’elles entrainent. Dans le domaine de l’éducation, de la science, de la culture et de l’information –plus encore dans les domaines techniques et économiques– les évolutions en cours amènent de profondes transformations qui atteignent l’homme lui-même.

Cette prise de conscience, qui rencontre ici-même un large accord, marque le dernier document social du Pape Paul VI lorsque, en mai 1971, il constatait :

Dans les mutations actuelles si profondes et si rapides, chaque jour, l’homme se découvre nouveau, et il s’interroge sur le sens de son être propre et de sa survie collective (n. 7).

Si l’homme s’interroge ainsi, c’est que, par le développement des sciences humaines, il devient à son tour objet de science, d’une science qui critique de façon radicale les connaissances acquises jusqu’ici. Il peut aussi devenir objet de manipulations qui orientent ses désirs et ses besoins, modifient ses comportements et jusqu’à son système de valeurs.

Nul doute qu’il y ait là un danger grave pour la société de demain et pour l’homme lui-même. Car, si tous s’accordent pour construire une société nouvelle qui sera au service des hommes, encore faut-il savoir de quel homme il s’agit (n. 39).

Derrière nos approches scientifiques pour connaître l’homme, dans les méthodes d’éducation à mettre en œuvre, n’y a-t-il pas, en définitive, un choix plus profond sur ce qu’est l’homme, en son futur plus qu’en son passé, en son destin collectif autant que dans son existence personnelle ? Cette recherche d’identité nous est commune ; et, même si les voies de solution sont différentes, un dialogue entre nous doit être fructueux. Le Pape Paul VI indiquait pour sa part, un direction en déclarant :

Hésitant à recueillir les leçons d’un passé qu’il estime révolu et trop différent, l’homme a néanmoins besoin d’éclairer son avenir –qu’il perçoit aussi incertaine que mouvant– par des vérités permanents, éternelles qui le dépassent, certes, mais dont il peut, s’il le veut, retrouver lui-même les traces (n. 7).

Progrès

Une des interrogations fondamentales aujourd’hui concerne le progrès scientifique et technique. L’effort entrepris par l’homme pour s’approprier les ressources les plus cachées de l’univers s’accompagne d’une recherche pour une meilleure intelligence de la création ; la création reste cependant ce mystère essentiel que les sciences arrivent à mieux situer sans jamais pouvoir le résoudre. Personne, d’ailleurs, ne niera les résultats très positifs des sciences ; mais voici que, par un renversement inattendu, ce succès même devient inquiétant :

Par une exploitation inconsidérée de la nature, l’homme risque de la détruire et d’être à son tour victime de cette dégradation (n. 21).

Ce n’est pas seulement l’environnement matériel qui se trouve atteint, mais le cadre humain lui-même ; et l’homme ne va-t-il pas se contraire un univers intolérable ? Nous nous rencontrons avec M. Maheu lorsqu’il déclarait à la conférence de Stockholm sur l’environnement :

L’homme découvre son pouvoir et plus encore son vouloir de se dénaturer, et le monde avec lui.

Dans ce travail de découverte en profondeur, chaque science, selon son propre domaine, doit savoir reconnaître ses limites ; elle ne peut se vouloir totalisante du sens de l’homme ; elle doit respecter les autres démarches et rester ouverte à un possible transcendant.

Dans ces vues prospectives, nous nous réjouissons de constater la place que l’UNESCO entend faire à la jeunesse. Particulièrement concernée par l’avenir, celle-ci ressent plus que d’autres, les contradictions de la société ; ses aspirations, parfois utopiques, traduisent le souci de dépasser une société de simple bien-être où l’effort essentiel serait de produire et de consommer ; elles manifestent aussi le refus de s’installer dans un monde d’intérêts dominateurs et de violences égoïstes. Cette recherche, encore indécise, n’exprime-t-elle pas une espérance dont il faut accueillir l’appel ? Appel vers un monde dégagé de l’obsession de la croissance quantitative, aspirant à la fraternité et au partage, en cherchant les causes d’un développement solidaire de l’humanité.

Si les dissensions et les guerres déchirent sans cesse les nations et les hommes, pourtant il y a toujours au cœur de chacun une immense aspiration à la paix, à la paix sociale comme à la paix internationale, une paix basée sur la justice et sur la reconnaissance de la dignité de l’homme dans tous ses droits et dans son devenir. La paix est possible parce qu’elle est inscrite au cœur de l’homme.

Nous soulignons aussi avec satisfaction que l’UNESCO entend apporter une attention prioritaire aux plus démunis. Pour les pays en voie de développement, l’effort poursuivi, en accord avec le PNUD, insiste heureusement sur une aide programmée par pays et conçue comme une « politique », ce qui respecte davantage le caractère spécifique des cultures et favorise un progrès autonome de chaque peuple. Ainsi, d’ailleurs, se réalise une diffusion plus large des biens de l’esprit, une effective, une effective modernisation et même démocratisation des savoirs. Certes, nous touchons là un problème. Si le respect des cultures propres doit animer l’aide internationale, en particulier celle de l’UNESCO dans les domaines de l’éducation, de la culture et de l’information, ce principe ne doit pas conduire les pays à s’isoler ; il faut au contraire, promouvoir un sens plus vif de la solidarité des peuples. Mais cette solidarité ne doit pas conduire à une domination de certains pays sur d’autres, surtout en ce qui le transfert des connaissances scientifiques et techniques, où les pays développés sont plus avancés. Il s’agit plutôt d’une rencontre des cultures, au cours de laquelle chacun reçoit de l’autre en même temps qu’il lui donne. Si l’on a pu dénoncer un impérialisme économique, financier ou politique, la domination culturelle ou idéologique serait plus subtile et plus redoutable, parce qu’elle touche plus directement l’esprit de l’homme.

À ces vues d’ensemble, permettez-moi, Monsieur le président, d’ajouter quelques brèves remarques sur trois points : l’éducation, l’information et la population.

Éducation

Nous apprécions l’effort de réflexion entrepris pas l’UNESCO pour un renouveau de l’éducation, effort qui se manifeste dans tout son programme et, en particulier, dans le rapport de la Commission internationale sur le développement de l’éducation. Dans cette orientation, l’accent est mis sur une approche globale qui se propose une nouvelle conception de la formation humaine, basée principalement sur l’éducation permanente et sur l’idée de « cité éducative ». Cela requiert d’abord une harmonisation des systèmes d’éducation formelle et de l’éducation dite « parallèle ». Toutes les cellules de la société sont invitées à coordonner leurs possibilités éducatives. Certes, l’État a son rôle propre, mais il lui faut respecter, avec les droits de la famille, un légitime pluralisme, qui garantit les libertés fondamentales et devient en même temps source de créativité et d’initiatives fécondes. Dans ce cadre global et concerté, il faut non seulement sauvegarder, mais aussi encourager l’exercice des responsabilités des parents, car l’éducation de l’enfant ne peut ignorer son milieu le plus fondamental. Pour bien remplir cette tâche, les parents auront eux-mêmes à se perfectionner sans cesse au contact du progrès des connaissances et des méthodes éducatives.

Tout en distinguant les jeunes et les adultes, l’éducation permanent met en lumière de façon opportune, une conception de l’existence envisagée comme un processus de perfectionnement interrompu. Il est important de promouvoir, chez tous, la conscience de ce devoir et de ce droit. D’ailleurs Sa Sainteté Paul VI écrivait, dans sa lettre sur le développement des peuples :

Dans le dessein de Dieu, chaque homme est appelé à se développer […] Doué d’intelligence et de liberté, il est responsable de sa croissance […] Cette croissance humaine n’est d’ailleurs pas facultative […], elle constitue un résumé de nos devoirs (Populorum progressio, n. 15-16).

Quant à l’éducation intégrale, explicitement préconisée par le programme futur de l’UNESCO, elle reposera d’abord sur un meilleur équilibre des divers types de formation. À la formation scientifique sera associée une formation affective et esthétique ; à la formation intellectuelle sera jointe une formation pratique. Pour y réussir, l’acquisition de savoirs, même étendus, ne suffit pas : l’homme doit apprendre, dans une mesure égale et réciproque, la maîtrise de soi et le service des autres. En particulier, il semblerait essentiel d’insister aujourd’hui sur l’éducation au sens de la justice et de la solidarité. Cette éducation, entreprise dès le jeune âge, doit être permanente, tant il est vrai que chaque homme est tenté de se replier sur lui-même, défendant ses intérêts propres, affirmant ses droits plus que ses devoirs. N’en est-il pas de même des nations ? C’est pourquoi l’éducation au sens de la justice doit avoir une dimension internationale ; c’est le plus difficile mais aussi le plus urgent.

Plus essentiellement, une éducation morale, basée sur la dimension spirituelle de l’homme, doit marquer tout le processus c’est ainsi que l’enfant « apprendre à être ».

Information

En ce qui concerne l’information, nous notons avec satisfaction la place qu’elle tient dans le programme de l’UNESCO. Nul n’ignore

le rôle croissant que prennent les moyens de communication sociale et leur influence sur la transformation des mentalités, des connaissances, des organisation et de la société elle-même (Octogesima adveniens, n. 20).

Par leur puissance et leur capacité de pénétration des esprits comme des espaces, les moyens de communication sociale en arrivent à constituer comme un nouveau pouvoir.

Les hommes qui détiennent cette puissance ont une grave responsabilité morale par rapport à la vérité des informations qu’ils doivent diffuser, par rapport aux besoins et aux réactions qu’ils font naître par rapport aux valeurs qu’ils proposent (n. 20).

Insistons d’abord sur le contenu de l’information. Trop souvent encore, elle est un moyen de domination un instrument d’incitation à la violence, à la guerre, à la haine sociale, à la dégradation morale. Au lieu de déformer, elle doit former ; elle peut être un instrument efficace pour élargir les horizons de chacun, tisser des solidarités, développer l’esprit de paix entre les peuples et contribuer ainsi au progrès spirituel et matériel de tous.

Nous voudrions rappeler aussi que le droit à l’information est fondamental, qu’il procède directement de la vocation de l’homme en tant qu’esprit ayant soif de connaissances et de vérité. L’information ne prend toute sa signification que si elle est vraie, compétente, cohérente, compréhensible. Le droit à l’information implique aussi la libre circulation des informations, et nous savons les réalisations concrètes et efficaces de l’UNESCO en ce domaine, réalisations qu’elle entend développer encore dans les prochaines années.

Les innovations techniques de la radiodiffusion par satellite vont favoriser une libre circulation de l’information, l’expansion de l’éducation et le développement des échanges culturels. C’est un progrès qu’il faut encourager, mais qui doit aussi susciter quelques réflexions sur la puissance accrue de ces moyens, et donc la responsabilité de ceux qui les détiendront. Dans ce domaine, on souhaite la mise en place d’un instrument international où les droits de l’homme et les libertés fondamentales seront garantis.

Population

D’après ses programmes propres au domaine de la population, l’UNESCO entend poursuivre ses recherches dans le cadre de sa compétence, en particulier en vue de l’Année mondiale de la population et du Congrès mondial de la population prévus en 1974. Par ces études, l’UNESCO recueillera de meilleures informations, se proposant ainsi, selon ses termes mêmes, de « s’acquitter de ses responsabilités dans ce domaine avec une efficacité agissante, en s’appuyant sur des bases plus solides », document 17 C/4, paragraphe 0208.

Nul doute que, devant les problèmes difficiles qui sont posés, des bases solides, scientifiques, soient indispensables, à condition que les travaux soient menés avec une même objectivité, en dehors de tout à priori. L’étude scientifique exige que l’on tienne compte, pour chaque population, de l’ensemble complexe des données géographique, économiques, culturelles, historiques, sociales et religieuses. Négliger les principes moraux qui animent les consciences, principes concernant le droit à la vie, le respect de tout être vivant, la relation homme-femme, la famille, etc., serait adopter une attitude positiviste […] et compromettrait le sérieux des études entreprises.
Poser le problème, comme paraît l’indiquer le document 17 C/4 au paragraphe 0203, en termes de conflits actuels et potentiels entre les situations et tendances démographiques et les valeurs et objectifs liés au bien être des individus et des collectivités […] d’emblée sur un plan quantitatif, c’est-à-dire opposer la population mondiale en croissance et une disponibilité restreinte des biens matériels ; c’est partir d’une définition du bien-être où prédominent les éléments matériels ; c’est se laisser enfermer dans l’idéologie d’un progrès dont la mesure et le signe seraient d’abord quantitatifs. Concernant ce progrès, dit Sa Sainteté Paul VI,

un doute aujourd’hui se lève sur sa valeur et sur son issue (Octogesima adveniens, n. 41).

De même, dans les méthodes proposées pour étudier l’évolution démographique –Indicateurs, modèles de simulation, critères d’évaluation– nous soulignons que, souvent, elles s’appuient sur des présupposés philosophiques et idéologiques sous-jacents qu’il convient d’éclairer en justifiant leur choix.
Nous n’ignorons pas que ces questions sont très important et fort complexes. […] Comme tout autre problème concernant la vie, le problème de la natalité doit être considéré, au-delà des perspectives partielle –qu’elles soient d’ordre biologique ou psychologique, démographique ou sociologique– dans la lumière d’une vision intégrale de l’homme et de sa vocation, non seulement naturelle et terrestre, mais aussi surnaturelle et éternelle ».
Notre intervention, Monsieur le Président, voulait souligner tout l’intérêt que le Saint-Siège porte aux travaux de l’UNESCO et le concours que nous sommes prêts à leur apporter, dans la limite de nos forces et de nos compétences. L’esprit qui nous anime est exprimé dans la lettre de Sa Sainteté Paul VI sur le développement des peuples :

aider les hommes à atteindre leur plein épanouissement (Octogesima adveniens, n. 40).

Pour consulter les résolutions de la 17e Conférence Générale :
http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001140/114044f.pdf